Publié le 9 juin 2020 | Mis à jour le 23 mars 2021

Télétravail et enseignement à distance : test grandeur nature

Avec le confinement lié à l’épidémie de Covid-19 en France, le gouvernement a mis en place un plan de continuité pédagogique, qui implique aux enseignants et aux apprenants de poursuivre les cours à distance uniquement. Quelles conséquences entraîne cette situation inédite ?

Enseigner à distance ? Pour une partie non négligeable du corps enseignant, l’usage massif des cours en ligne est contraire à leur éthique professionnelle, ou simplement impossible. Cette situation favorise la fracture numérique des apprenants et des enseignants, et précarise davantage les vacataires et les doctorants. Pour les enseignants-chercheurs, cette situation exceptionnelle nécessite de tirer le meilleur des outils existants, et de repenser les modes d’interaction avec leurs étudiants. Nous avons demandé à une experte des interactions par écran, Christine Develotte, Professeure émérite au laboratoire ICAR, à l’ENS de Lyon, de s’exprimer sur le sujet.




Que restera-t-il de cette expérience dans l’enseignement à distance ?

Je pense que les cas de figure sont différents selon que les enseignants pratiquaient déjà l’enseignement par écran en simultané (synchrone) ou non (asynchrone), ou ceux qui ont commencé cette pratique durant le confinement. Dans le premier cas, c’est intégré, donc ça n’a pas vraiment changé leurs pratiques. J’ai d’ailleurs des collègues autour de moi qui me disent que cela leur a fait gagner du temps, car ils n’ont plus les déplacements pour aller enseigner, tout est prêt sur la plateforme, et les étudiants sont présents directement. Au contraire, pour beaucoup d’enseignants, ça a été un choc terrible de devoir subitement changer de pratique, et d’apprendre des modes de fonctionnement différents.

Mais il n’y a pas que des contraintes. Par exemple, sur une plateforme multimodale qui propose à la fois de la visioconférence et un chat (discussion en ligne), les apprenants peuvent poser des questions à l’enseignant au fil du cours. En pratique, au lieu d’attendre qu’il ait finit de parler, l’apprenant peut poser une question, et si l’enseignant est un peu aguerri, il peut jeter un œil sur le chat et y répondre en même temps qu’il développe la suite de son discours. Il y a donc des choses qui apportent de la fluidité au cours, et qui permettent de maintenir l’attention des élèves, car ils peuvent rester actifs tout le temps de la séance. Les enseignants qui ont découverts ces modalités d’enseignement-là risquent d’y recourir de temps en temps, et vont élargir leur palette d’outils pour l’enseignement.

Selon un sondage du Collège du Sud (Bulle, Suisse), la majorité des élèves ont l'impression de ne pas progresser dans leurs études
Selon un sondage du Collège du Sud (Bulle, Suisse), la majorité des élèves ont l'impression de ne pas progresser dans leurs études

Comment ont évolué les outils de l’enseignement à distance ?

Les outils ont énormément évolué, mais à tous points de vue, pas uniquement au niveau des interfaces. Au départ, quand on a commencé en 2002, on travaillait en asynchrone, car les outils en synchrone coupaient tout le temps, c’était très compliqué. De 1996 à 2006, nous travaillions uniquement en asynchrone, avec différents types de modalités. Les outils permettaient le travail de groupe sur forum, avec des modalités d’envoi de productions orales et écrites. Autour des années 2005, il y a eu le passage à la visio, et on a élargi la palette d’outils avec notamment des dispositifs propriétaires.

Aujourd’hui, de nombreuses plateformes proposent gratuitement des outils de visioconférence, toutes relativement opérationnelles. Certaines plateformes ont été faites spécifiquement par des pédagogues, qui permettent de collaborer en toute fluidité et souplesse. Ces nouveaux outils, très simples et intuitifs, comme Moodle, sont faciles d’accès, tout le monde peut s’y mettre. Les enseignants sont propriétaires de leurs cours, ils peuvent le modeler en fonction de leurs besoins.

Comment ont réagi les enseignants face à la continuité pédagogique ?

Au départ, il y a eu des difficultés pour les enseignants qui n’étaient pas du tout préparés à ça, et surtout ceux qui étaient opposés à l’idée-même de se servir des technologies. Pour eux, c’est antinomique avec la pratique de classe. On peut pourtant avoir de bonnes surprises, même lorsqu’on est complètement opposé. Nécessité fait loi. On peut parfois se révéler très bon et prendre du plaisir avec quelque chose pour lequel on n’avait aucune attirance au départ. Il y a aura beaucoup de choses à documenter sur ce sujet notamment. On voit d’ailleurs fleurir des études en sociologie, mais pas seulement.

De nouvelles questions de recherche vont-elles émerger ?

Avec le groupe IMPEC, dont je fais partie, cela fait 10-15 ans que nous étudions la question de l’enseignement à distance, des interactions par écran. Il y a toujours de nouvelles questions, comme la prise en main des outils par les nouveaux enseignants, quelles difficultés ils ont eues, comment ils ont réussi à surmonter les blocages, etc. Également, comment les communautés d’enseignants, et l’aide entre pairs a pu opérer pour soutenir les plus fragiles sont des choses intéressantes à documenter.

Toutes les disciplines auront matière à interroger, mais dans notre cas c’était difficile, car nous travaillons surtout par un croisement entre données comportementales et données subjectives liées au vécu de l’expérience. Même si on peut toujours récupérer dans l’après-coup des données sur le vécu des enseignants, ils ne se sont pas filmés en train de faire leur premier cours, donc on ne pourra pas avoir les données comportementales liées à cela.

Comment gérer l’attention à distance ?

D’après les analyses des précédentes recherches que nous avons effectuées, on remarque que notre attention est davantage sollicitée lors d’une discussion à distance. Il faut arriver à gérer son attention différemment de ce qu’on fait quand on est face à face, lorsqu’on est complètement centré sur son auditoire. À distance, l’auditoire n’est qu’une partie de l’espace attentionnel.

Les membres du groupe IMPEC font régulièrement l'expérience de réunions à distance comme ici, durant le confinement
Les membres du groupe IMPEC font régulièrement l'expérience de réunions à distance comme ici, durant le confinement

L’enseignant doit faire son cours avec un ensemble de ressources et de supports, tout en prenant en compte les différentes personnes sur l’écran. Finalement, on doit regarder à plusieurs endroits de l’écran en même temps, maintenir le fil de la conversation, tout en intégrant ce qui se dit sur le chat. Le chat permet de regarder les réactions textuelles et écrites, tandis que le visage des personnes nous informe, lorsqu’il regarde ailleurs, sur leur degré d’attention ou notre charisme. On a ainsi une multiplicité de foyers d’attention, c’est ce qu’il faut arriver à gérer, pour éviter la surcharge cognitive.

Comment organiser un colloque 100% en ligne ?

C’est au moment critique où on devait mettre en place le colloque que le confinement est arrivé. L’ironie du sort, c’est que le colloque, qui s’appelle Interactions Multimodales par Écrans, se passe pour la première fois complètement par écran. Normalement, c’est l’occasion de rencontrer les personnes qui sont dans ce domaine, mais avec le comité d’organisation, on s’est dit que ce serait vraiment dommage de l’annuler complètement. C’était le moment de mettre en pratique la version du colloque 100% en ligne, car cela correspond totalement à nos recherches.
On a décidé de maintenir le colloque aux mêmes dates, sur un format un peu plus restreint. Ce ne seront que trois demi-journées qui seront consacrées au colloque, du 1er au 3 juillet, et sous un format différent. Il y aura à la fois des présentations asynchrones, disponibles quinze jours avant l’ouverture du colloque, que les participants pourront consulter en toute liberté, et des courtes séances, où on pourra interagir avec les auteurs. On aura donc deux modalités de présentation, en asynchrone et synchrone.




Rédaction : Rémi Léger, assistant de communication du LabEx ASLAN