Publié le 13 novembre 2020 | Mis à jour le 23 mars 2021

Quel effet cela fait-il à Proust de manger une madeleine ?

Photo by Ryan Parker on Unsplash

Photo by Ryan Parker on Unsplash

Vous sentez une odeur de jasmin, et immédiatement, sans effort et de manière inattendue, cela réveille en vous le souvenir précis d’une promenade que vous aviez faite alors que vous étiez enfant. Vous retrouvez les sensations physiques et les émotions que vous aviez ressenties lors de cette promenade, peut-être même vos pensées et ce que vous vous étiez dit. Ce phénomène de réminiscence, Proust le décrit avec sa fameuse madeleine. Mais de quoi s’agit-il ?

Détendez-vous, et prenez le temps de laisser revenir le moment où vous êtes arrivé là où vous vous trouvez maintenant : dans votre bureau, dans votre salon, dans la rame du métro, ou encore dans un parc.

Qu’avez-vous éprouvé en observant la lumière du lieu ? Ses couleurs ? Son atmosphère ?

Comment vous sentiez-vous ? Peut-être avez-vous ressenti une émotion positive ? Peut-être pas ? Peut-être avez vous éprouvé une émotion négative ? Peut-être pas ?

Ce que vous faites, ici et maintenant, c’est faire appel à votre mémoire, pour retrouver votre expérience vécue d’un moment précis. Il ne s’agit pas de vous souvenir des éléments factuels liés à votre environnement, comme le nombre exact de meubles présents ou la couleur des yeux de votre voisin. Il s’agit plutôt de ressentir à nouveau votre expérience subjective, c’est-à-dire ce que vous avez fait, éprouvé, pensé à cet instant, dans un flux continu, et qui n'est pas pleinement conscient. D'après Depraz, Varela et Vermersch (2003, p.2), « l’expérience est la connaissance familière que nous avons de notre esprit et de notre action, à savoir, le témoignage vécu et de première main dont nous disposons à son propos. L’accent ne porte pas sur le contenu mais sur la modalité immédiate et incarnée d’accès à ladite expérience, de sorte qu’on a là quelque chose d’irréductiblement personnel. C’est ce dont un sujet singulier fait l’épreuve à un instant donné et en un lieu précis : ce à quoi il accède “en première personne” ». C’est pour cela qu’une expérience ne peut pas être reproduite, car elle est unique et personnelle.
Dans l’article « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris » (1974), Thomas Nagel argumente que nous sommes incapables, en tant qu’être humain, de concevoir ce qu’est l’expérience subjective d’une chauve-souris. On peut décrire objectivement, à la troisième personne, ce qu’est une chauve-souris, son mode de fonctionnement, ses habitudes, sans pour autant accéder aux aspects intimes de l'expérience de l’animal. En revanche, la qualité d’un moment vécu, entremêlant sensations, pensées, impressions, etc., constitue un point de vue à la première personne. C’est que l'on nomme la dimension expérientielle.

Mais quel rapport avec le phénomène de la madeleine de Proust ? C'est l'expérience. Proust, dans son récit, raconte comment les souvenirs de son expérience ressurgissent : « Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray [...], quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul ». Et peu importe le talent de l'auteur ou l'implication du lectorat, ce goût dont il parle, il lui appartient. Nos expériences s'ancrent dans ce que l'on nomme la mémoire passive, et peuvent ressurgir à l'aide de stimuli externes, comme la madeleine de Proust.

Cependant, la qualité de l’expérience, qui revient à la personne rétrospectivement, n'est pas entièrement accessible de façon réfléchie, c’est-à-dire en faisant la démarche volontaire de se souvenir. Proust le dit bien, par ailleurs « La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté ». C'est ici le stimulus gustatif qui lui fait se souvenir, et non pas une dimension réfléchie et volontaire. La mémoire passive retient, à l'image du souvenir de la petite madeleine, des informations pré-réfléchies, qui peuvent être accessibles ensuite par des techniques particulières qui « réveillent » cette mémoire, cette fois-ci volontairement.

Vous vous demandez pourquoi nous vous parlons de madeleine, de chauve-souris, d’expérience subjective, alors que nous étudions le langage ? Magali Ollagnier-Beldame, Christophe Coupé et Anne Cazemajou du projet Thésée (Théories et explorations de la subjectivité et de l'expérience explicitée) tentent de comprendre ce qui se joue durant une première rencontre, d’un point de vue phénoménologique.


Ressentir le poids de l'atmosphère

La linguistique interactionnelle, qui s’intéresse à la manière dont les personnes interagissent avec les autres, utilise principalement des enregistrements vidéo. On installe des caméras dans un espace, dont la présence doit être de préférence discrète, afin de perturber le moins possible les personnes enregistrées. Ces images servent ensuite de matériau d’analyse pour décrypter des micro-phénomènes dans certains types de situations étudiées. Par exemple, quels sont les phénomènes langagiers mis en place lorsqu’un client non-connaisseur s’adresse à un vendeur dans une boutique spécialisée ou de luxe. Ces méthodes permettent d'apporter un point de vue en troisième personne, c'est-à-dire décrire des événements depuis l'extérieur du cadre.
Avec un point de vue en première personne, basé sur l’expérience subjective, on peut analyser des phénomènes qui ne sont pas visibles avec les enregistrements vidéo. On a accès à une tout autre dimension de la situation qui est étudiée.

Quand on va au contact de l’expérience subjective, souvent ça surprend

Leur objectif est d’étudier des modes de connaissance qui sont peu représentés en sciences cognitives, mais plutôt en psychologie, ou dans le champ philosophique de la phénoménologie. Ils étudient les modes de connaissances expérientiels et intuitifs, les impressions, les « sentiments de... ». « Quand on va au contact de l’expérience subjective, souvent ça surprend », nous confie Magali. Aller dans la description très fine de l’expérience, c’est parfois se retrouver avec des descriptions qui, de façon purement sémantique, n’ont aucun sens. La personne utilise parfois des métaphores, invente des mots ou utilise des formulations qui peuvent paraître paradoxales. Les personnes décrivent parfois les qualités transmodales de leur vécu dans leur discours. Il n'est en effet pas rare d'entendre les sujets parler de sensations colorées, de poids d'atmosphère ou de distances interpersonnelles variables, là où elles sont, selon un point de vue en troisième personne, stables.
Mais comment peut-on rendre conscients ces aspects qui ne le sont pas spontanément ?

Dévoiler la réalité vécue par chacun·e

Pour pouvoir accéder à cette subjectivité, dans sa part non consciente, la recherche a créé des outils. Parmi ceux-ci, on peut notamment citer l'entretien d'explicitation. « On a créé les télescopes pour observer le ciel et les microscopes pour observer l’infiniment petit. On a inventé l’entretien d’explicitation pour observer le pré-réfléchi », nous explique Magali.
Développé par Pierre Vermersch, il s'agit d'une technique de guidage inspirée notamment par la programmation neuro-linguistique, le focusing, l’hypnose ericksonnienne, et qui va accompagner le sujet à retrouver la part pré-réfléchie de ses souvenirs. Par le biais du langage et ses effets perlocutoires (qu’est-ce que je fais à l’autre avec mes mots), ainsi que par l'utilisation de techniques propres à ce type d'entretien, le sujet est accompagné au contact de son expérience passée. On parle alors d'évocation. Il s'agit donc d'une méthode d'entretien qui permet l'introspection de manière rétrospective et guidée.

On ne peut pas voir la subjectivité par des techniques d’imagerie cérébrale (IRM, MEG). Pouvoir y accéder permet pourtant de quasi-revivre des moments passés, de décrire des éléments de ces moments qui ne sont pas visibles avec des données en troisième personne, telles que des captations vidéo. Par exemple, dans les recherches de Magali Ollagnier-Beldame, un intérêt a été porté aux situations de première rencontre et à l’espace intersubjectif : si la distance entre deux personnes existe sous forme de réalité tangible dans le monde (distance métrique), le ressenti des sujets n'est pas nécessairement en accord avec cette dernière, ils vivent une distance « subjective » parfois différente de la distance métrique. Avec un entretien d'explicitation, la personne verra ressurgir dans sa conscience des propriétés des instants passés, des impressions et des ressentis qui contribuent à la qualité du moment qu’elle a vécu, et qui interviennent dans des prises de décision ou des passages à l’action. Fréquemment, ces caractéristiques des instants passés, qui ressurgissent lors de l’entretien, passent de sa conscience pré-réfléchie à sa conscience réfléchie, c'est-à-dire que la personne « en prend conscience ».

Pouvoir accéder à ces souvenirs dans toute leur richesse, c'est pouvoir décrypter la réalité vécue par chacun, qui lui est propre. Et pour la recherche, c'est pouvoir décrire et comprendre ce qui fait la qualité des moments, ce que chacun vit à chaque instant. C'est pouvoir retracer ce flux continu qui accompagne le vécu, et porter un regard analytique sur ce dernier.
Les analyses des entretiens portent sur des micro-actes expérientiels qui peuvent être perceptifs (des prises d’informations visuelles, auditives, des sensations internes), cognitifs (des pensées, des déductions, des jugements en actes) ou encore moteurs (des gestes, qui peuvent être micro).
Méthodologiquement parlant, l'entretien d'explicitation vise en premier lieu à mettre le sujet dans une disposition particulière, lui permettant d'accéder à sa conscience pré-réfléchie, on parle d’ « évocation ». Une fois l’interviewé·e en évocation, la personne guidant l'entretien va l’orienter vers l’exploration d’éléments particuliers de son vécu.


Comment j’en suis venue à travailler en micro-phénoménologie, par Magali Ollagnier-Beldame

« Ma thèse (Traces d'interactions et processus cognitifs en activité conjointe : le cas d'une co-rédaction médiée par un artefact numérique, 2006) portait sur l’analyse d’interactions à partir de données "en troisième personne", c’est-à-dire objectivant les actes. Il s’agissait d’enregistrements vidéo. En post-doctorat, en vue d’enrichir ces données, j’ai intégré le point de vue des sujets en faisant des autoconfrontations, c’est-à-dire en montrant les vidéos aux personnes filmées et en leur demandant de les commenter. Je me suis alors confrontée à cette difficulté : quelles questions poser aux personnes pour qu’elles commentent leur activité passée en accédant à ce qu’elles avaient vécu ? Pas simple ! En effet, je me suis souvent trouvée face à des explications, des justifications, des jugements sur leurs actes, et pas vraiment à ce qu’elles avaient vécu (perçu, pensé, ressenti, décidé, etc.). J’ai eu alors la chance, en 2007, de pouvoir me former à une méthode de recueil et d’analyse de données "en première personne" : l’entretien d’explicitation. Cette méthode permet d’accéder à l’expérience de manière rétrospective et de la décrire avec beaucoup de précision et de finesse. Lors de cette formation, j’ai découvert une méthode rigoureuse et très puissante pour étudier la dimension expérientielle de l’activité, et la subjectivité. Depuis, j’ai suivi de nombreuses autres formations à l’explicitation et suis devenue formatrice certifiée par le GREX (Groupe de Recherche en EXplicitation) pour cette méthode. »
 


Intervention de Magali Ollagnier-Beldame durant la Fête de la Science 2020
Intervention de Magali Ollagnier-Beldame durant la Fête de la Science 2020


Savoir plus que ce que l’on ne sait

En effet, souvent jugée peu fiable, la subjectivité a pourtant été remarquablement pertinente dans certaines analyses. Citons ici un article très connu en psychologie "Telling more than we can know: verbal reports on mental processes" de Nisbett et Wilson (1977, paru dans Psychological Review, 84(3):231–259), avec plus de 14 000 citations en septembre 2020. Dans ce dernier, les auteurs montrent que les sujets n’ont pas d’accès introspectif fiable à leurs processus décisionnels. Dans la lignée de ces travaux, Johansson et al. (2005, paru dans Science 310 (5745):116-119)  ont ensuite mené une recherche dans laquelle ils manipulent le résultat du choix fait par des sujets, en leur présentant à leur insu un choix qu’ils n’ont pas fait. Suite à cela, ils demandent aux personnes de justifier leur choix (qu’ils n’ont, pour certains, pas fait), en s’introspectant sur leur prise de décision. Dans la plupart des cas, les personnes manipulées ne remarquent pas la manœuvre dans le protocole, en justifiant un choix qu’elles n’ont pas fait. Ainsi, selon ces auteurs, la subjectivité ne serait absolument pas fiable, puisque la majorité des sujets manipulés ne parviennent pas à le remarquer.
Seulement, Petitmengin, Remillieux, Cahour et Carter-Thomas, en réponse à cet article, ont reproduit les expériences de Nisbett et Wilson, mais en ajoutant un entretien d'explicitation auprès des sujets pour leur permettre d'accéder rétrospectivement à leur prise de décision, notamment à leur conscience pré-réfléchie. Leurs résultats sont présentés dans l'article "A gap in Nisbett and Wilson’s findings? A first-person access to our cognitive processes" (2013, paru dans Consciousness and Cognition 22(2):654–669.). Leur étude montre que les sujets sont conscients de la manipulation produite par les chercheurs dans le protocole dans 80% des cas. Ainsi, les auteures concluent que si les sujets sont effectivement non conscients de leurs processus décisionnels lors d’un simple rappel, ils peuvent le devenir à l'aide d'outils d’introspection rétrospective particuliers, en l'occurrence l'entretien d'explicitation. On peut donc dire que la subjectivité est effectivement est fiable, mais dans un cadre précis et rigoureux, avec une fort guidage attentionnel des sujets. Si la personne est seule face à sa mémoire, sa subjectivité ne sera pas nécessairement fiable, mais avec les bons outils pour y accéder et la décrire – tels que la méthode d'entretien d'explicitation – elle le devient.

Développer de nouveaux modes de compréhension

C'est sur ces positionnements épistémologiques et méthodologiques que se basent certains travaux, dont ceux du projet Thésée. Ces recherches permettent de dévoiler des parts de l’activité de chaque personne qui sont non visibles avec des données en troisième personne, comme des vidéos, et de développer de nouveaux modes de compréhension intersubjective. Ce projet a donné lieu à un workshop, dont des captations vidéos sont disponibles en ligne en suivant ce lien. Une mise en situation d’entretien d’explicitation, une présentation des résultats du projet, ainsi que beaucoup d’autres conférences y sont disponibles !


Rédaction : Rémi Léger et Louis Maritaud