Publié le 3 avril 2019 | Mis à jour le 23 mars 2021

L'invisible érosion de la diversité linguistique

Crédit illustration : Léah Touitou - image extraite de l'album Café Touba

Crédit illustration : Léah Touitou - image extraite de l'album Café Touba

L’humanité compte entre 6000 et 7000 langues parlées. Mais cette diversité linguistique est menacée car plus de la moitié des langues du monde risque de disparaître. En France, des langues aussi sont menacées ; on compte ainsi plusieurs langues régionales dont le nombre de locuteurs est en forte baisse. Face à ce phénomène d’ampleur mondiale, des réseaux de linguistes et sociolinguistes se sont constitués et ont développé le domaine de recherche des Langues En Danger (LED). Ils décrivent et documentent ces langues en travaillant avec les derniers locuteurs, dans un contexte souvent délicat. L’équipe LED-TDR (Langues En Danger : Terrain, Description/Documentation, Revitalisation, resp. C. Grinevald, M. Bert) assure au laboratoire DDL un encadrement et une formation pour les étudiants et chercheurs confrontés à ces situations de terrain complexes.

Une langue est en danger lorsqu’on estime qu’elle ne sera plus parlée dans 100 ans et elle s’éteint lorsqu’il ne reste aucun locuteur pour la parler. Les linguistes considèrent désormais que plus de la moitié des langues va disparaître avant la fin de ce siècle, et même jusqu’à 90% dans certaines parties du monde (par exemple en Amériques ou en Australie). Un parallèle est naturellement né entre la perte de la diversité biologique et celle de la diversité linguistique et culturelle. On dit fréquemment que lorsqu’une langue disparaît, une vision du monde disparaît aussi. Face à ce constat, des linguistes du monde entier se sont mobilisés.
Ces professionnels travaillant sur les langues en danger rencontrent le plus souvent des langues à tradition orale, et leur première mission consiste donc à les décrire et les documenter, c’est-à-dire enregistrer le maximum de contextes d’usage.
Mais la question des langues en danger est difficile à faire reconnaître, car elle relève d’enjeux idéologiques et souvent de tensions politiques concernant la reconnaissance des peuples et des cultures minoritaires. La mondialisation et l’urbanisation sont des facteurs qui accélèrent l’érosion des langues minoritaires, auxquels s’ajoute parfois l’injonction explicite de parler la langue dominante du pays. Pour lutter contre cette disparition, une politique nationale de reconnaissance, de protection et de promotion des langues minoritaires est nécessaire.
Au niveau international, l’Assemblée générale des Nations Unies a proclamé 2019 l’Année des langues autochtones. L’UNESCO, qui mène déjà des actions en faveur de la diversité linguistique, organise cette campagne de sensibilisation en insistant sur le rôle important de la langue dans l’identité de leurs locuteurs, mais aussi dans le développement des peuples autochtones. Une meilleure visibilité des enjeux liés aux langues en danger est aussi importante en France, car la précarité des langues minoritaires s’observe également sur ce territoire.

Le cas des langues régionales en France

Carte des langues régionales en France métropolitaine
Carte des langues régionales en France métropolitaine

Parlez-vous ou avez-vous déjà entendu parler breton, flamand, basque, occitan, corse ou francoprovençal ? Même si le français est la langue dominante en France, il existe de nombreuses autres langues parlées sur le territoire, comme les langues régionales, les langues parlées hors métropole (comme en Guyane Française ou en Nouvelle Calédonie par exemple), et les langues d’immigration. Au sein de la diversité linguistique française, les langues régionales qui étaient parlées dans des régions particulières sont aujourd’hui menacées. Déconsidérées, elles étaient, par exemple, interdites à l’école et elles ont peu à peu cessé d’être transmises. En effet, dans un contexte de promotion du monolinguisme en faveur du français, les parents ont renoncé à parler leur langue d’origine à leurs enfants, en pensant sécuriser leur avenir. Aujourd’hui, les locuteurs, longtemps stigmatisés, sont de moins en moins nombreux.

De la résistance à l’acceptation du plurilinguisme

Les langues régionales de France peuvent compter sur le soutien d’institutions nationales, comme la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France (DGLF-LF, Ministère de la Culture), et régionales comme l’Office de la langue basque ou l’Office de la langue bretonne, par exemple. Mais on observe de très fortes résistances à l’acceptation de la diversité linguistique française. Ainsi, la Charte Européenne des langues régionales ou minoritaires de 1992 qui propose aux États signataires de reconnaître les langues régionales en tant qu’expression de la richesse culturelle n’a pas été ratifiée par la France. Le Conseil Constitutionnel avait considéré en 1999 que la Charte comportait des clauses contraires à la Constitution française qui précise dans l’Article 2 que « la langue de la République est le français », et le Sénat a rejeté le projet de loi pour sa ratification en 2015. La place des langues minoritaires dans l’espace public est donc un réel enjeu de politique intérieure. Si le Ministère de la Culture reconnait l’existence de plus de 75 « Langues de France », celui de l’Éducation Nationale n’accepte l’enseignement que d’une quinzaine d’entre elles. Ainsi le francoprovençal, parlé dans la région lyonnaise, ne figure pas dans cette liste.

Un exemple régional local

Certaines régions s’investissent dans la promotion des langues régionales, comme la Bretagne, l’Aquitaine, la Corse, ou l’Alsace. L’ancienne région Rhône-Alpes s’est impliquée dans la reconnaissance des langues régionales en 2009 avec le projet FORA (Francoprovençal et Occitan en Rhône-Alpes). Avec l’aide des laboratoires DDL et ICAR, il a permis de réaliser une première évaluation des pratiques langagières en langues régionales en Rhône-Alpes, et de suggérer des préconisations pour une politique favorisant la reconnaissance et la promotion de ces langues sur le territoire.
 
En 2009, la Région Rhône-Alpes a décidé de « Reconnaître, valoriser, promouvoir l’occitan et le franco-provençal ».
En 2009, la Région Rhône-Alpes a décidé de « Reconnaître, valoriser, promouvoir l’occitan et le franco-provençal ».

De la description à la revitalisation

Le laboratoire DDL est désormais reconnu internationalement dans le domaine de la description et de la documentation des langues à tradition orale, en général menacées, qui nécessitent une méthodologie et une approche particulières. Deux linguistes, Michel Bert, enseignant-chercheur, et Colette Grinevald, Professeure émérite, y ont fondé une équipe de recherche « Langues En Danger : Terrain, Documentation, Revitalisation » (LED-TDR). Ils y conduisent des réflexions sur leurs pratiques du terrain sur des langues très menacées, comme le francoprovençal en France et le Rama au Nicaragua, et y forment des linguistes de terrain, en particulier venant des pays concernés, dans une démarche de décolonisation de la recherche.
Une fois sur le terrain, les linguistes enregistrent les locuteurs, si possible natifs, de la langue en danger. Les enregistrements sont soumis à une description linguistique complète, depuis la prononciation jusqu’à la structure grammaticale. Lorsqu’il n’existe pas de système d’écriture, une identification des sons est nécessaire à l’aide de l’Alphabet phonétique international (API), système universel commun à tous les linguistes du monde.
La question de la transmission est cruciale dans la vitalité d’une langue, il est donc nécessaire de l’écrire. Cela consiste alors à écouter et interroger les locuteurs. Les linguistes produisent alors un système d’écriture, une standardisation, qui participera plus tard à la revitalisation de la langue.
On remarque pourtant qu’au sein même de la communauté, les choix concernant l’écriture peuvent faire débat. « Quand on décrit, on fait un choix d’écriture, un choix de variété de la langue. Soit un mélange, dans lequel personne ne se reconnaît, soit une variété particulière, qui peut vexer ceux qui en parlent une autre », explique Michel Bert.
En s’intéressant aux langues en danger, les linguistes se sont naturellement posé la question du niveau de menace qui pesait sur ces langues. Pour évaluer la vitalité d’une langue, ils s’accordent sur un ensemble de critères, comme la transmission auprès des enfants, l’âge des locuteurs, leur nombre absolu et la proportion de ces locuteurs par rapport à la population, mais aussi le statut de la langue et l’existence d’une documentation.




Décrire les langues et sensibiliser le grand public aux langues en danger, c’est l’objectif du programme Sorosoro. Avec le soutien de l’association Wolaco et du LabEx ASLAN, le site sorosoro.org propose de nombreux contenus accessibles en français, anglais et espagnol. Ce projet permet notamment d’accompagner les chercheurs sur le terrain, et d’archiver les données recueillies pour les conserver de manière pérenne. Une base de données est également en constitution, offrant ainsi aux chercheurs du monde entier de précieuses ressources sur les langues et cultures menacées. Une chaîne Youtube, SorosoroTV, met à disposition des vidéos issues de terrains, des interviews de personnalités, et des captations de conférences. Colette Grinevald et Rozenn Milin (professionnelle de l'audiovisuel et directrice du programme Sorosoro) sont à l’origine du programme Sorosoro.
En savoir plus

Les relations entre locuteurs et linguistes

Avant de commencer à recueillir et décrire une langue, il est nécessaire d’entrer en contact avec la communauté. Les derniers locuteurs des langues en danger sont souvent très isolés au sein de leur communauté, et les rassembler conduit à reconstruire les souvenirs de la langue. Ces derniers locuteurs sont parfois désignés par la communauté comme des personnes ayant de bonnes connaissances de la langue menacée, et ont donc la lourde tâche du témoignage. Pourtant, les linguistes ont fait l’expérience que le fait qu’une personne soit désignée ne signifie pas nécessairement qu’elle est réellement compétente dans la langue ou à l’aise dans les tâches proposées par les linguistes. Il existe en effet une multiplicité de profils de locuteurs de langues en danger, comme les natifs, les anciens locuteurs, ceux qui nient leurs compétences, ou encore les semi-locuteurs capables de comprendre mais pas de parler. Une partie non négligeable du travail du linguiste dépend ainsi de la relation qu’il entretient avec le locuteur. Il doit faire attention à ne pas le mettre en échec devant la communauté si la personne ne maîtrise pas la langue autant que prévu. D’autre part, certains locuteurs peuvent avoir besoin de temps pour comprendre la méthodologie de travail des linguistes.

L’important est de comprendre que certains locuteurs de langues à tradition orale sont tout autant des linguistes-nés que certains linguistes professionnels. Ils ont un sens inné de la façon dont fonctionne leur langue. Ces locuteurs informateurs extraordinaires sont des partenaires essentiels de linguistes de terrain engagés dans la description de langues à tradition orale. Citation extraite de l’ouvrage Linguistique de terrain sur langues en danger.

Les linguistes ne sont généralement pas préparés aux situations qui les attendent sur le terrain, lorsqu’ils vont à la rencontre des locuteurs de langues très en danger. « On ne nous forme pas à aller sur le terrain comme en anthropologie, alors qu’on entretient des relations complexes avec la communauté, où se mêlent de l’affectif, de l’identitaire, de la résistance politique », précise Colette Grinevald. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les chercheurs de l’équipe LED-TDR organisent des ateliers de préparation et de retours de terrains pour les étudiants en master ou doctorat, ou les jeunes chercheurs, ainsi que des chercheurs extérieurs invités du laboratoire, pour échanger sur leurs pratiques de terrain et alimenter les réflexions collectives. Au fil des années, un réseau international LED-TDR s’est ainsi formé qui permet des analyses contrastives de nombreuses situations de terrain et un soutien aux linguistes engagés dans des dynamiques de revitalisation avec les communautés.
Séance de collecte de données du mojeño trinitario de Françoise Rose auprès de Leonardo Jou Ichu, le 22 octobre 2005 à Trinidad en Bolivie
Séance de collecte de données du mojeño trinitario de Françoise Rose auprès de Leonardo Jou Ichu, le 22 octobre 2005 à Trinidad en Bolivie

Les missions financées

Le LabEx ASLAN a financé de nombreux projets dans le domaine des langues en danger. Par exemple, le projet NILI/RAMA se concentre sur la comparaison des efforts de revitalisation des langues amérindienne d’Oregon et du rama au Nicaragua, tandis que le projet KAMSÁ est associé à un projet de documentation et de revitalisation du kamsá, en Colombie. Un autre projet, RAMA Ethnobotanical Project, a donné lieu à la publication de manuels de savoirs traditionnels en botanique, en collaboration avec des locuteurs natifs du rama. Enfin, un dernier exemple, le projet Transmission, Didactique et Standardisation de Langues en Danger post-vernaculaires (TDS-LED), a permis d’organiser des ateliers suivis d’un colloque afin d’améliorer la compréhension de situations de revitalisation de LED dans lesquelles travaillaient les participants, entre France et pays d’Amérique Latine (comme le Mexique, le Nicaragua, le Costa Rica et la Colombie).
Michel Bert et Colette Grinevald sont engagés aujourd’hui dans l’animation d’un réseau de recherche sur les langues en danger entre le laboratoire DDL en France, l’Institut NILI et le Département de Linguistique de l’Université d’Oregon travaillant pour les communautés amérindiennes d’Oregon, et deux instituts de soutien à la revitalisation de langues autochtones du Nicaragua (IPIL URACCAN) et du Costa Rica (DIPALICORI). Ils souhaitent notamment échanger avec les communautés, pour les aider à réfléchir sur certaines problématiques des langues en danger, et aussi apprendre de ces communautés, qui ont un précieux savoir-faire concernant la transmission de la langue.

Références :
• Colette Grinevald, James Costa. Langues en danger: le phénomène et la réponse des linguistes. Faits de langues, Peter Lang, 2010, pp.23-37.
• Grinevald Colette et Bert Michel, Linguistique de terrain sur langues en danger: locuteurs et linguistes, Dans Paris, Ophrys, coll. « Faits de langues », N°35/36, 2010.
• Bert Michel, James Costa, Colette Grinevald et Jean-Baptiste Martin, Langues de France, langues en danger : aménagement et rôle des linguistes., Editions Privat, sans lieu, coll. « Cahiers de l’Observatoire des pratiques linguistiques », N°3, 2012.
• Projet UNESCO : Atlas des langues en danger dans le monde

Rédaction : Rémi Léger, chargé de communication du LabEx ASLAN