Dans le cadre de la Fête de la Science 2020, une balade numérique proposée par Julien Thiburce (chercheur postdoctoral CNRS).

 

Fresque en cours de réalisation par l'artiste Kalouf à l'occasion du Zoo Art Show 2019. (Source : Bibliothèque municipale de Lyon)

 
À partir d'une observation de productions picturales in situ, ce parcours interroge les relations que nous entretenons avec le règne animal et les manières dont elles sont traduites et cultivées en image.
Les représentations des animaux dans la ville engagent-elles une réflexion éthique quant aux effets des pratiques humaines sur l'environnement ?
À quel point le fait de donner corps à un animal en peinture, notamment, participe de son existence ou de sa survivance ?
Ces images catalysent-elles des pensées orientées vers un horizon radieux ?
Par cette balade numérique, nous verrons si la ville pourrait être pensée comme un zoo où l’espèce humaine se regarderait elle-même à travers ses représentations animales.

N.B : une version audio est proposée pour chaque étape de la balade urbaine.


Voir l'itinéraire de la balade en plein écran

1 – « Zoo what ? » - Le zoo et la ville, une question de pouvoir




Abréviation du « jardin zoologique », le zoo est un espace où les hommes conservent, protègent et mettent en scène des animaux. À l’origine de la formation de ces zoos, on trouve une certaine conception philosophique des liens entre les vivants et leur environnement, notamment à travers la distinction entre l’homme et la nature. À partir des travaux sociologiques, anthropologiques et philosophiques (Latour 1991 ; Williams 1997 ; Descola 2005), cette distinction a été battue en brèche au profit d’une reconception du positionnement de l’homme aux côtés d’espèces non-humaines. La ville, quant à elle, « se présente comme l’aboutissement d’un processus de civilisation, qui la place à l’antipode absolu de la nature », comme on peut le lire dans l’article du géographe Jean Estebanez sur Les jardins zoologiques et la ville (2006, p. 709). Le zoo et le jardin public constituent deux lieux, deux espaces institutionnels de monstration publique, d’observation scientifique et de contemplation esthétique des animaux et des végétaux en ville. Ils se trouvent même être deux « installations […] associées à la ville dès les origines, comme en témoignent les jardins de Babylone et les premières ménageries qu’on y trouvait (Kisling 2001), ces aménagements manifestant eux aussi l’urbanité, au point qu’aujourd’hui quasiment toutes les grandes villes possèdent un parc zoologique et, au moins en Europe, plus aucun projet urbain important ne saurait se passer d’un volet espace vert » (Estebanez 2006, p. 709).
Si, dans une mission de conservation des espèces animales selon l’esprit de l’encyclopédisme des Lumières, les zoos visent à recenser, classer et étudier les espèces présentées, la question des liens entre l’espèce humaine et le règne animal en milieu urbain peut alors être posée en termes de pouvoir. Cette notion affirme en effet sa centralité dans les réflexions théoriques et les débats sociopolitiques sur les relations entre les vivants humains et non-humains. Ce pouvoir se décline non seulement en tant que maîtrise de l’être humain sur son environnement mais aussi en tant que domination exercée sur les espèces animales et végétales. Dès les « XVIIe et XVIIIe siècle, les ménageries comme celles de Versailles ou de Schönbrunn [Vienne, Autriche] sont particulièrement liées au pouvoir, comme on peut le lire dans l’Histoire des jardins zoologiques en Occident (XVIe – XXe siècles) d’Éric Baratay et Élizabeth Hadouin-Fugier (1998). Il s’agissait alors « de regrouper dans le château d’un prince ou d’un roi le plus d’espèces possibles, placées dans de petites cages accolées les unes aux autres. Le but de ces installations est de célébrer la gloire du roi, sa richesse (puisque se procurer des espèces exotiques est alors extrêmement cher) et son pouvoir sur l’univers, puisqu’il est capable de donner son ordre à la nature en maîtrisant les bêtes les plus grosses et les plus dangereuses » (Estebanez 2006, p. 709). 
Les deux illustrations ci-dessous permettent de mieux visualiser la configuration spatiale de la Ménagerie de Versailles, ressemblant directement au modèle de la prison panoptique élaboré par Jeremy Bentham au XVIIIème siècle. Depuis une tour centrale, on peut garder en vue les animaux présents dans les enclos. 

 

Vue et perspective de la Ménagerie de Versailles du côté de la porte Royale - Estampe sur cuivre. (Source : Muséum national d’histoire naturelle)

Estampe de la Ménagerie de Versailles - Collection De Vinck (histoire de France, 1770-1871)
Par ailleurs, on pourrait mener à bien une étude sémiotique de ces formes de représentation picturale par l'estampe, des techniques et des langages visuels qu'elles mobilisent, mais ceci demanderait un travail qui dépasse ce parcours.

Dans tous les cas, l’exercice d’un pouvoir dans le milieu de vie de différentes espèces nous amène à nous interroger sur les formes de cohabitation plus ou moins spontanées, forcées ou subies et sur les formes de privation de liberté qui en découlent. Ce qui anime les débats sur la présence des zoos et autres jardins en ville, c’est alors les formes de légitimation de cet enfermement au profit d’une jouissance sociale et culturelle, d’un divertissement mondain. Se demander si la ville est un zoo implique en effet de débattre des dynamiques selon lesquelles certaines pressions sont exercées par des individus et des collectifs sur d’autres individus et d’autres groupes, dans un même espace. En effet, comme l’observe Jean Estebanez (2006, p. 717), l’ouvrage La libération animale du philosophe Peter Singer « développe l’idée selon laquelle les êtres humains exercent sur les autres animaux une tyrannie sans comparaison. Utilisant les outils théoriques du féminisme, il forge le concept de “spécisme” qu’il lie directement au sexisme ». En infusant dans l’esprit de ses lecteurs contemporains, les propositions théoriques et pratiques qui forment l’architecture de l’ouvrage de Singer ont directement inspiré des mouvements comme Greenpeace, People for the Ethical treatment of Animals ou The Animal Liberation front, qui, à travers des lobbies vont contribuer à obtenir l’adoption de la « déclaration universelle des droits de l’animal » en 1978. Jean Estebanez pointe alors que c’est
« à la suite de ces actions que la société civile commence à s’intéresser à la protection des espèces en voie de disparition et à la faune “sauvage”. Il apparait alors qu’un tournant “environnementaliste” touche une partie des pays industrialisés avec la mise en place de normes, de lois et de processus de plus en plus stricts de protection de la nature. De ce fait, c’est la possibilité même de l’enfermement de spécimens vivants qui pose problème, non pas seulement de manière théorique, parce qu’elle contredirait un nouvel édifice intellectuel, mais bien parce qu’une nouvelle sensibilité a gagné le public » (2006, p. 717).
 
En se posant la question de savoir si ma ville ou notre ville est un zoo, cette balade vise à poursuivre ces réflexions sur notre sensibilité en tant qu’agents sociaux qui partageons et nous réapproprions des espaces publics. Après avoir éclairci un peu les relations entre la ville et le zoo auxquelles nous allons nous intéresser dans ce parcours, les prochaines étapes nous permettront de nous attarder sur diverses formes de représentations des animaux dans la ville et d’interroger nos modalités d’observation des images d’espèces animales et végétales dessinées, gravées et sculptées, çà et là dans la ville. Lorsqu’on se demande si la ville est un zoo, cela passe non seulement par un pistage des formes de spectacularisation des espèces vivantes non-humaines in situ, mais cela passe aussi par une remise en question du regard que l’on porte sur les autres vivants coprésents dans son propre environnement. Dans une approche des sciences du langage attentive au contexte social et culturel de production et de réception de discours, il s’agira d’étudier les liens entre la production de ces représentations sur différents supports et les lieux où elles se trouvent et d’interroger à la fois qu’est-ce qu’un zoo et quand est-ce qu’il y a zoo.

Vue depuis l'Esplanade de la Grande-Côte
Vue depuis l'Esplanade de la Grande-Côte

Depuis l’Esplanade de la Grande-Côte, cette perspective sur une partie de la ville en contrebas n’évoquerait-elle pas la fausse d’un lion qui, invisible, semblerait presque tapi dans les fourrées ? Prenons alors le risque de franchir la barrière qui nous sépare de cette fosse pour aller à la rencontre directe de quelques représentations animales lyonnaises.

Références

Éric Baratay, 1997, « Un instrument symbolique de la domestication : le jardin zoologique aux XIXe-XXe siècles (L'exemple du parc de la Tête d'Or à Lyon) », Cahiers d'histoire, 42-3/4.
DOI : https://doi.org/10.4000/ch.314
Éric Baratay et Élizabeth Hadouin-Fugier, 1998, Zoos. Histoire des jardins zoologiques en Occident (XVI-XX siècles), Paris, La Découverte.
Philippe Descola, 2005, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard.
Jean Estebanez, 2006, « Les jardins zoologiques et la ville : Quelle nature pour le Biodôme de Montréal », Annales de Géographie, t. 115, n° 652, p. 708-731.
Vernon N. Kisling (ed.), 2001, Zoo and Aquarium History. Ancient Animal Collections to Zoological Gardens, Boca Raton/London/New York/Washington, CRC Press.
Bruno Latour, 1991, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte.

2 – Des animaux de papiers qui collent à la peau...




Dans la ville, il y a des animaux en chair et en os et d’autres faits de papiers. Que l’on flâne les rues de manière oisive ou que l’on s’active à les chercher à chaque coin de rue, on finit toujours par en croiser un quelque part. D’abord dessinés sur du papier, à main levé ou au pochoir, puis découpés et collés sur la peau des murs de la ville, ces animaux prennent des allures de diverses sortes. Considérés pour leur animalité, en eux-mêmes et pour eux-mêmes, ou pour leurs traits ressemblants aux caractéristiques des humains, ils courent les rues de toutes les villes depuis des années.
Sans l’ériger en figure tutélaire de ce mouvement, il faut mentionner ici les productions d’un groupe de jeunes parisiens qui s’étaient donné pour pseudonyme Blek le rat, ayant fait de ce rongeur déprécié leur totem, emblématique d’une vie qui se nourrit de tout, de rien. En référence à une bande dessinée intitulée Blek le Rock et anagramme du mot “art”, ce nom peint au pochoir s’est affirmé comme une figure incontournable du paysage de l’intervention spontanée dans la rue, passée d’une inscription d’un groupes d’amis à une production artistique d’un seul homme dont la portée a toujours été sociale et politique.
Au fil des années, ce rat des villes s’est trouvé accompagné d’autres figures animales atteignant autant de notoriété. On pense par exemple au fameux chat jaune aux dents blanches de Thomas Vuille, alias Monsieur Chat, que l’on peut notamment croiser dans une grande fresque réalisée à Villeurbanne sur les murs de l’Ittac (Institut de traitement des troubles de l’affectivité et de la cognition). Plus chat de gouttière que les Aristochats de Walt Disney, on lui voit parfois pousser des ailes, planant au-dessus des toits des villes et rayonnant de toute sa bonhomie. Du rat qui sort des caves et bas fonds en sillonnant les avenues du monde entier au chat qui saute de toit en toit et s’étale de tout son long de store en store, la présence plus ou moins durable de ces animaux infléchit la trajectoire d’une réflexion sur le partage d’émotions aux yeux de tous, sur la légitimité d’une présence dans l’espace public. Au-delà d’une lecture sous le prisme d’un art décoratif, ces papiers peints questionnent ce que les passants tolèrent de voir sur les murs de leur quartier et sur ce que veut dire de vivre la ville en collectivité.
Sur les murs des pentes de la Croix-Rousse, il est de plus en plus fréquent de croiser des bêtes de toutes sortes.

Angle rue Camille Jordan et rue des Tables Claudiennes, Lyon 1er



Rue Burdeau et escaliers du passage Thiaffait, Lyon 1er
Comme on peut le voir sur les photographies prises dans ce parcours, en passant d’un chat à vélo de bonne compagnie à une girafe étoilée puis à un manchot que l’on a doté de la parole verbale articulée dans des séries de dessins animés, ces figures animales se trouvent parfois accompagnées de mots. Qu’ils constituent la signature des personnes ayant réalisé telle ou telle image ou qu’ils participent de la production du sens de ces représentations, tantôt ces mots précisent ce qu’il y a à interpréter à travers ces images, tantôt ils jouent avec le regard des passants en les amenant à se questionner sur leur sens et leur portée. En articulant ces mots à l’animal en tant que tel, la reconnaissance d’une même signature participe du positionnement d’une image dans une série et une généalogie de productions en différents points de la ville. Et par des aller-retour entre les mots et la partie non verbale de l’image produite, un jeu se met en place sur le recours à tel ou tel animal.
L’exemple du manchot du dessin animé T’choupi, si naïf et banal qu’il puisse paraître, retient notre attention à la fois sur le plan médiatique en passant d’un support à un autre et sur le plan des formes rhétoriques mobilisées. Cette image procède à une citation directe et amusante d’une figure iconique connue des plus grands et des plus petits qui se trouve non plus sur la page d’un livre ni sur l’écran d’une télévision ou d’un ordinateur : il est transporté dans la rue, accompagnant les habitant.e.s dans leurs trajets quotidiens. Aussi, ces morceaux de papiers collés produisent un discours sur plusieurs plans en rythmant la phrase d’une répétition d’une même partie du texte, sur le fond sémantique de la juste mesure et de l’équilibre. En voyant écrit “tempérer la température de son tempérament”, on se demande si le personnage dessiné est affublé d’une bouille énervée soit pour dire aux passants qu’il serait bon, justement, de réduire leur degré d’énervement, soit pour montrer sa propre incapacité à se détendre et à rééquilibrer son état émotionnel. En situant ce personnage dans un contexte social contemporain qui dépasse celui de la rue, la présence répétée de temper- de cette inscription triviale à travers les mots tempérer, température et tempérament ne nous pousserait-elle pas à réfléchir aux effets de nos pratiques humaines sur l’environnement et sur le réchauffement climatique ? Le recours à ce petit T’choupi qui constitue une figure familière ne participerait-elle pas d’un abaissement du degré de polémique pour une augmentation de l’intérêt des concitoyens aux problèmes environnementaux ? La représentation de cet animal empruntant des traits humains (des vêtements de petit garçon et la moue typique de l’enfant qui boude) semble alors participer d’un passage entre le manchot sympathique du dessin animé, dont on raconte les histoires pour que les enfants puissent y projeter et réfléchir leur propre vécu, à un manchot qui symbolise des enjeux climatiques globaux, mais encore faut-il le remarquer…
Et pour se faire remarquer et attirer le plus possible les passants, d’autres personnes utilisent des stratégies de représentation comme l’augmentation de la taille du papier collé et des signes tracés à la spray ou encore le positionnement dans le paysage urbain. Par exemple, face à ce T’choupi, on voit une girafe située sous un lampadaire. En pleine journée, celui-ci n’est pas éclairé. Mais dès lors que la nuit tombe et que l’éclairage public s’active, l’inscription se met à fonctionner sur une tonalité différente. Pour reprendre l’expression du philosophe de l’art Nelson Goodman ([1984] 1996), cette manière de “faire fonctionner” les oeuvres constitue une forme d’implémentation qui prend en compte les conditions environnementales de production, mais surtout celles de réception et d’expérience. Dans un autre mode que celui du petit manchot, le recours aux éléments du contexte spatial des passants participe de la transformation du signe dans l’environnement urbain et des significations que l’on peut attribuer à telle ou telle trace dans l’espace public.
À travers ces quelques éléments de réflexion, on cherche à pointer que l’émergence d’un sens du rapport aux représentations animales dans la ville est à appréhender de manière située, en avançant dans une forme d’enquête qui prenne en compte des éléments sur plusieurs plans (notamment éthique, politique et affectif) et à différentes échelles (escalier, rue, quartier, ville et au-delà). Ainsi, dans l’instauration d’un regard sur les représentations animales dans la ville, la démarche d’interprétation et de médiation par la photographie doit s’interroger sur elle-même. Lorsqu’on prend tel ou tel élément en photo, quel forme de cadrage opère-t-on ? À quel point met-on hors-cadre des éléments qui devraient rester dans le champ de la photo à produire, pour un respect du contexte de production et pour une meilleure intelligibilité ?
Voilà quelques réflexions que l’on pourra poursuivre dans la dernière étape de notre parcours, en questionnant les relations de continuité qui pourraient être faites entre le zoo et le musée dans les formes de mise en scène et d’attention portées aux animaux en tant qu’œuvres à contempler. Mais avant ça, dirigeons-nous vers la prochaine étape du parcours où nous allons nous intéresser à la part maléfique accordée à certaines bêtes à travers l’iconographie chrétienne.

Références

Nelson Goodman, 1984, Of Mind and Other Matters, Cambridge (MA), Harvard University Press ; tr. fr. part. par J.-P. Cometti et R. Pouivet, L'Art en théorie et en action, Paris, Éditions de l’Éclat, 1996.
Anna Wacklawek, 2012, Street art et graffiti, trad. fr. L. Echasseriaud, Paris, Thames & Hudson, L’univers de l’art.

Site internet de Blek le rat : https://blekleratoriginal.com/fr/annees-1980/
Site internet de Monsieur Chat : https://monsieurchat.fr
Site internet de Zoo Project : https://www.zoo-project.com/hommage/zoo-project/
Page Facebook de Roa : https://www.facebook.com/ROAStreetArt/

3 – Les gargouilles, figures animales ou bestiales ? Exemple d’une zoologie symbolique




Dans notre parcours en direction du 7ème arrondissement, nous nous arrêtons face à l’église de Saint-Nizier dont une reconstruction a été entammée au XIVe siècle. Ici, on prête notamment attention aux gargouilles posées sur tout le bâtiment, du bas du toit jusqu’aux clochers. Ces bêtes nous intéressent à plus d’un titre pour notre étude des représentations des animaux dans l’espace urbain.
D’abord, sur le plan formel, on passe des dessins réalisés et collés sur des surfaces planes croisés sur les pentes de la Croix-Rousse à des images sculptées qui font corps avec l’édifice architectural. Pour les apprécier dans leur spécificité, il est alors nécessaire de voir les relations qu’elles entretiennent les unes aux autres en faisant le tour du bâtiment, littéralement, ce qui nous amène à nous déplacer avant d’essayer d’en avoir une image d’ensemble. Aussi, ces gargouilles sont situées en hauteur et l’éloignement physique empêche parfois d’en apprécier les détails. Lorsque des esquisses ont été créées et sont toujours consultables, le passage de la perception de ces sculptures in situ dans la rue à une feuille de papier ou à un écran permet d’en restituer les détails. Le travail réalisé par les agents des services de l’inventaire du patrimoine permettent eux aussi de reconstituer des pièces manquantes à notre propre perception ou notre propre connaissance (voir le lien vers la plateforme ouverte du patrimoine pour un accès à une imagerie diversifiée de l’ouvrage architectural).

© Inventaire général du patrimoine culturel, Région Rhône-Alpes ; © Inventaire de Lyon, propriété de l'Etat et de la Ville de Lyon
© Inventaire général du patrimoine culturel, Région Rhône-Alpes ; © Inventaire de Lyon, propriété de l'Etat et de la Ville de Lyon
© Inventaire général du patrimoine culturel, Région Rhône-Alpes ; © Inventaire de Lyon, propriété de l'Etat et de la Ville de Lyon
© Inventaire général du patrimoine culturel, Région Rhône-Alpes ; © Inventaire de Lyon, propriété de l'Etat et de la Ville de Lyon

 
Vues de la Flèche de la tour nord, face sud (gauche) et Élévation sud de la nef, fenêtre haute de la travée VII (droite) (Source : Pop.culture.gouv.fr)
Ensuite, comme on l’a vu dans le point précédent avec la girafe qui se trouve éclairée la nuit, les effets de sens de ces gargouilles dans l’édifice religieux dépendent fortement de la transformations des conditions environnementales. Comme le notent les historiens Pierre-Olivier Dittmar et Jean-Pierre Ravaux (2008, p. 43) dans leur étude des Signification et valeur des gargouilles de l’église Saint Dizier dans la Marne, « les dégorgeoirs des églises possèdent de par leur fonction d’évacuation une spécificité, puisqu’à chaque orage, l’eau anime véritablement ces images leur donnant ainsi un surcroît de présence indéniable ».
Enfin, sur le plan symbolique, l’animation de ces figures de pierre par la pluie remplie une fonction de repoussoir, en suivant l’argumentation de Dittmar et Ravaux (2008, p. 43). « On peut sans trop exagérer dire que l’eau matérialise à chaque pluie ce venin « destrempé es tombeaux », la véritable arme que les gargouilles utilisent contre les visiteurs indésirables. [...] les gargouilles sont représentées sous la forme d’animaux divers (principalement des dragons) crachant un liquide. L’homologie entre ces représentations et les images de dragons crachant leur venin dans les bestiaires est d’ailleurs frappante ». Dans la ville médiévale, ces sculptures incarnent alors des valeurs opposées depuis des perspectives opposées. En tant que repoussoir de forces maléfiques, elles incarnent de bonnes vertues depuis une perspective interne de l’église et elles représentent des figures peu attrayantes depuis une perspective externe du bâti.

Sur le plan terminologique, les historiens explicitent leur choix d’avoir regroupé ces animaux sous la catégorie médiévale « bête », à partir d’un argument avancé dans le douzième tome consacré à la zoologie d’Isidore de Séville, religieux du VIIe siècle, évêque métropolitain d'Hispalis (Séville) : « Le terme bestiae s’applique proprement aux lions, léopards, tigres, loups, renards, chiens, singes, etc. dont la gueule et les griffes sont cruelles, mais non aux reptiles. Bestiae vient de la violence [ius] de leur cruauté » (Etymologies, XII, 2, 1-5). Aussi, des figures hybrides émergent de notre perception de ces gargouilles sur la façade de l’église Saint-Nizier. Cette hybridité de figures à moitié humaine et à moitié bestiale renvoie à la relation complexe que les humains entretiennent aux animaux, comme les études en histoire médiévale et en histoire de l’art en rendent compte à partir d’une lecture des récits bibliques de la Génèse (Dittmar et Ravaux 2008, p. 51).
Le premier acte d’Adam est d’appeler (aux deux sens du terme) les animaux (Gn 2,19-20), et d’entamer par là une relation de domination sympathique (Baratay 1998, p. 1429- 1449). L’animal en Eden est conçu comme une aide seulement affective de l’Homme, ce dernier étant végétarien. Cette situation idéale dégénère du fait que l’homme transgresse la loi divine à deux reprises et provoque deux sanctions du créateur : la Chute et le Déluge. A la suite de chacun de ces deux événements, la relation entre l’homme et l’animal se trouve complètement bouleversée. Dieu fait de la faune une nourriture pour l’homme, et, de sympathique la relation devient alimentaire et violente (“Soyez la crainte et l’effroi de tous les animaux de la terre et de tous les oiseaux du ciel, [...] Tout ce qui se meut et possède la vie vous servira de nourriture”, Gn 9. 2-3). Si la majeure partie des animaux se soumet à ce nouvel ordre (le gibier et les animaux domestiques), une minorité conteste la domination de l’homme et tente d’inverser le rapport en mangeant ce dernier.
 
Ainsi, lorsque ces gargouilles sont des animaux, ceux-ci sont hybrides, carnivores ou omnivores (le singe, le porc, l’ours...). Lorsque les animaux interagissent avec les hommes, c’est presque toujours dans une relation de combat ou de dévoration. Deuxième constat : « lorsque la gargouille est composée uniquement d’êtres humains, ceux-ci émettent des sécrétions (excréments, sperme, vomi, lait...) et/ou contreviennent visiblement à la morale en place (il sont acrobates, ivrognes...) » (Dittmar et Ravaux 2008, p. 52). En faisant un parallèle avec des productions dans le monde de l’art contemporain, on se demande s’il n’y aurait pas quelques résurgences, si ce n’est une citation directe, des rapports sociaux et moraux entre humains et animaux. On se demande notamment si les bestiaires de l’artiste Keith Haring ne s’appuient pas sur cette profondeur historique en rassemblant ces constituants de l’iconographie religieuse, l’artiste Américain ayant sans cesse mêlé figures animales et figures humaines, sécrétions et désarticulations corporelles, pour dépeindre les rapports de conflictualité politique et de domination symbolique au sein des sociétés occidentales. Au-delà d’une réflexion sur les passages opérés à travers les âges et les arts, il nous semble plus intéressant encore de pointer les dynamiques de réception de ces images sculptées dans l’espace public contemporain. « Entre les motivations présidant à leur réalisation, celles des restaurateurs du XIXe siècle et les différentes analyses ésotériques qu’a pu produire le XXe siècle (comme des représentations médiévales de dinosaures, d’hommes de Neandertal qui auraient survécu au Moyen ge...), peu de motifs ont pu, comme les gargouilles, supporter autant de regards différents et divergents, devenir un réceptacle pour l’imaginaire de sociétés et de groupes aux valeurs si contradictoires » (Dittmar et Ravaux 2008, p. 66). En se baladant autour de l’église Saint-Nizier, qui remarquerait des différences entre chacune des gargouilles qui y sont perchées ? Qui y verraient des indices de transformations anthropologiques majeures qui infusent encore aujourd’hui dans l’interprétation de discours et de pratiques sous l’angle des péchés et des interdits moraux ?
Dans un travail qui dépasse le cadre de cette balade, il serait alors nécessaire de mener à bien une étude diachronique de ces gargouilles pour ce même édifice de Saint-Nizier, afin de contrôler les éventuelles évolutions que celles-ci ont pu subir dans le temps, au fil d’époques elles-mêmes marquées par des transformations techniques et idéologiques.

En nous dirigeant vers le prochain point d’arrêt situé dans le 3ème arrondissement, nous allons alors trouver plus de corps encore aux représentations animales, en passant de ces figures de pierre à des animaux qui cohabitent notre milieu urbain.

Références

Éric Baratay, 1998, « L’anthropocentrisme du christianisme occidental », in B. Cyrulnik (dir.), Si les lions pouvaient parler. Essais sur la condition animale, Paris, Gallimard, p. 1429-1449.
Pierre-Olivier Dittmar et Jean-Pierre Ravaux, 2008, « Signification et valeur d’usage des gargouilles : le cas de Notre-Dame de l’Epine », in J.-B. Renault (éd.), Notre-Dame de L'Epine 1406 - 2006. Actes du colloque international, L'Epine-Châlons 15 et 16 septembre 2006, Etudes Marnaises, t. CXXIII, p. 38-80.
Ministère de la Culture, Plateforme ouverte du patrimoine, Base de données Mérimée, Fiche sur l’église Saint-Nizier, Lyon 2ème arrondissement :
https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/merimee/IA69005950?mainSearch=%22saint%20nizier%22&idQuery=%226e765f4-b02b-24f-f1f6-1b030a41bf5%22

4 – « Des espèces parmi’Lyon » – Écosystème et cohabitation urbaine




Le long des Berges du Rhône, à la hauteur des Terrasses de la Guillotière, ce quatrième point d’arrêt de la balade marque une ouverture vers une autre manifestation des relations entre espèces au sein des villes. Dans notre introduction, on avait évoqué les formes de spectacularisation et de mise en scène de ces animaux au sein des zoo : cette mise en scène est intentionnelle et directement adressée aux publics.
Cependant, au fil de nos marches quotidiennes, d’autres spectacles émergent d’une rencontre plus spontanée avec les vivants qui cohabitent la ville. On pense notamment à ces micro-interactions qui représentent pour certains citadins un moment ordinaire duquel faire peu de cas et qui constituent pour d’autres un événement rituel à respecter : les cygnes remontent le Rhône, s’approchent de la rive et quantités de personnes y vont d’un mot sympathique à leur égard, d’une photographie prise à la volée ou de manière attentive.



Dans une mise en abyme, d’un spectacle dans le spectacle, les interactions et les échanges de regards entre chiens et oiseaux font sourire plus d’un passant.



Cette scène de la vie quotidienne préfigure des réflexions qui vont se concrétiser sous la forme d’un discours fait de textes et d’images, quelques mètres plus loin. La ville est-elle le lieu d’une biodiversité riche et dense ? À quel point profiter de l’effet esthétique plaisant de cette rencontre animale tout en le dépassant, en vue de rester attentif aux signes qui marquent la disparition ou la surpopulation de certaines espèces ?
Si les projets d’aménagement urbain participent d’une reconfiguration de l’architecture et du paysage, ils ont également une influence sur les conditions de vie des espèces présentes au sein des villes, transformant leur milieu de manière plus ou moins marquée (on supprime/ajoute des arbres ; on diminue/augmente la place accordée aux espaces minéralisés) et de façon plus ou moins artificielle (on implante un nid à insecte pour faire bien, sans prendre en compte les spécificités du site d’implémentation du dispositif). Dans la perspective d’une sensibilisation aux enjeux environnementaux et climatiques des milieux de vie humains et non-humains, l’association Des Espèces Parmi’Lyon a alors participé à la conception et l’implémentation d’un dispositif intitulé GABIODIV’ qui vise à concilier (i) participation à la filtration des polluants, (ii) instauration des corridors écologique, (iii) recréation d’un habitat pour les espèces et (iv) redécouverte d’un patrimoine insoupçonné. À travers des schémas explicatifs simplifiés, les passants peuvent saisir les principes de fonctionnement de ce dispositif. Aussi, en allant consulter la page internet consacrée à ce projet (https://gabiodiv.fr), chacun pourra suivre les résultats obtenus au fil du suivi scientifique réalisé sur deux ans visant à évaluer la diversité des espèces qui auront colonisé l’aménagement.
Ce qu’il nous semble alors pertinent de pointer du point de vue d’une étude des discours et des pratiques autour de cet aménagement, ce sont d’abord les formes de médiatisation de cet aménagement dans l’espace public. En effet, à travers son nom et son logo, l’association Des Espèces parmi’Lyon entend coupler les modes de vie humains contemporain dans les espaces urbains avec la préservation de la faune et de la flore dans ce même milieu partagé.



La crinière du lion qui symbolise la ville est constituée à la fois des éléments typiques de la skyline de la métropole lyonnaise (statue de Louis XIV de la Place Bellecour, Opéra de Lyon, Tour de la Part-Dieu, Basilique de Fourvière), d’arbres, d’oiseaux, d’insectes ou encore de batraciens, le tout interconnecté par une route, un court d’eau et une trame verte. On donne alors un autre visage à la ville, en jouant sur les codes institutionnels en vigueur (à savoir la skyline d’OnlyLyon et le lion hérité de l’héraldique antique). Aussi, sur chaque aménagement in situ, une sculpture en métal représente une espèce typique et remplit la double fonction esthétique de signaler qu’il y a quelque chose de particulier à regarder (une libellule de cette taille, ça intrigue) et d’agrémenter l’aménagement écologique d’un élément qui participe de son intégration dans le paysage (on se demande alors si cela est fait dans l’esprit du “1% artistique”, où une oeuvre d’art public est intégrée à la réalisation d’un projet architectural).
Ensuite, cet aménagement nous intéresse vis-à-vis des modes de présence sociale et politique à l’espace public comme codépendants de l’aménagement et de la préservation des milieux de vie humaine et non-humaine. En produisant des aménagements à la triple vocation d’améliorer un milieu, d’éduquer les usagers aux effets de leurs pratiques humaines sur un environnement partagé et de valoriser un patrimoine délaissé, les relations entre les vivants ne seraient alors pas seulement transformées sur le plan esthétique d’une perception de notre propre espace de vie : elles le seraient aussi sur le plan éthique des pratiques quotidiennes des habitants et des pratiques institutionnelles d’aménagement urbanistique, architectural et paysager. En cherchant à contrecarrer l’érosion des écosystèmes, de tels projets cherchent à participer de la préservation d’une ville où la présence d’espèces animales et végétales endogènes n’est pas factice, mais vitale. La vie et la mort des espèces implique alors un autre degré d’appréciation de la représentation animales que lors de l’apparition et la disparition des papiers collés sur les murs de la Croix-Rousse. Et s’il peut être aisé de reproduire une oeuvre déjà posée en un point de la ville (à l’exception de la destruction d’un élément architectural), il n’en va pas de même pour les espèces vivantes dont la disparition des milieux terrestres, aquatiques ou aérien peut être irréversible.

Dans le prochain point d’arrêt, qui constitue la dernière étape du parcours, nous pourrons alors faire la synthèse de plusieurs réflexions proposées ici. Il s’agira notamment de penser les liens qui peuvent être fait entre les zoo et le musée dans la ville.

Références

Site internet de l’aménagement GABIODIV : https://gabiodiv.fr
 

5 – « Symbioses » - La ville, entre zoo et musée ?




Arrivés ici dans une partie du 7ème arrondissement, cette réflexion sur les écosystèmes et les relations entre les vivants revient à des formes de représentation picturales. Dans le cadre d’une exposition de street art du collectif lyonnais BlastArt, plusieurs artistes ont réalisé des peintures in situ et ont posé des collages et des sculptures conçus en amont. Dans une même partie du quartier sud de la Guillotière, autour de la rue Chevreul, la rue Bancel, la ruelle Docteur Salva et la place Jules Guesde, cette exposition intitulée Symbioses participe d’une réflexion sur les conséquences des pratiques humaines sur les conditions de vie de tous les vivants.
Face à un panda roux peint par l’artiste Kalouf (signature à la fois dans le coin inférieur droit et au travers de l’animal peint), le collage réalisé par l’artiste au pseudonyme de Big Ben (la petite tour dans le coin inférieur gauche) représente un petit tigre nourri au sein d’une femme. La symbiose entre les vivants est explicite : en faisant en sorte que les animaux restent en vie, les êtres humains prennent soin non seulement de ces autres vivants, mais ils prennent également soin d’eux-mêmes et assurent leur survie, en traitant les animaux comme leurs enfants.

Collage de Big Ben (gauche) et fresque murale de Kalouf (droite) - angle rue Bancel et ruelle Docteur Salvat

Toujours de Big Ben, mais sur une autre tonalité, on retrouve l’hybridité des apparences humaines et animales par le collage de corps d’hommes flanqués de têtes de lapins, de loups et de moutons, équipés d’un fusil ou d’un pistolet, pris dans une chasse urbaine comme au Far West. Et un peu partout, parmi d’autres production, on trouve des singes et des lapins en bois peint réalisés par Tank & Popek qui se font la course et sautent de murs en murs, faisant de la rue leur habitat naturel.



Aussi, les interventions de ces artistes traitent de manière habituelle de thèmes liés à la condition animale et aux enjeux du dérèglement climatique. À l’occasion de la deuxième édition de l’exposition lyonnaise Zoo Art Show en 2019, l’artiste Kalouf avait déjà peint un gorille à travers une fresque de 2000 mètres carrés, sur les murs d’un hôtel dont la démolition était prévue dans le cadre dans l’aménagement de la Gare de la Part-Dieu (3ème arrondissement de Lyon). Œuvre plus ou moins éphémère, notamment du fait des souvenirs qu’en ont les passants et du fait des photographies et des reportages audiovisuels autour de cette fresque, la disparition du gorille était concomitante à celle du bâtiment, invitant à une réflexion sur la préservation de ce primate braconné. À travers une réappropriation sociale et langagière, cette pratique culturelle revendique parfois elle-même son caractère « sauvage » (wild) et l’insoumission à une force colonisatrice (une domination et une pression de certains signes visuels sur d’autres).
Dans une autre signification que celle appréhendée jusqu’à présent, le terme zoo renvoie justement à une ville qui cherche tant bien que mal à maîtriser une partie de la communauté, des humains apparentés à d’autres animaux : zoo est alors synonyme d’une jungle où les animaux ne peuvent être ni maîtrisés, ni domestiqués. Il nous semble intéressant ici de voir les parallèles qui pourraient être faits entre le zoo et le musée, à la fois sur le plan de la conservation des formes de vie animales et sur le plan d’une esthétique de la contemplation cultivée parmi les publics. Dans une recherche consciencieusement documentée sur une diversité de formes d’expression dans l’espace public, Le livre du graffiti (Riout, Gurdjan et Leroux 1990) nous offre une réflexion intéressante sur une des fonctions du musée qui nous rappelle quelque élément évoqué dans la partie introductive au sujet du zoo (à savoir un dispositif institutionnel qui enferme pour montrer).
“Si les enceintes muséales enferment, elles préservent aussi les objets qu’elles contiennent. Conserver est la première fonction du musée. Les oeuvres qu’il reçoit jouissent d’une pérennité entretenue par un ensemble de système réglementaire et scientifique : maintien d’un degré d’humidité convenable, interdiction de toucher, protection contre les lumières trop vives, contre toutes les agressions potentielles, froid, chaleur, poussière. Ultime recours, les services de restauration pallient les éventuels accidents. Par contre, les graffitis, livrés aux intempéries, soumis aux actions des passants, aux rectifications des graffitistes, s’altèrent rapidement. Pire, ou mieux, ces traces sont souvent confondues avec des souillures, offenses à la beauté et à la dignité des villes, qu’il convient de faire disparaître au plus vite”.
(Riout, Gurdjan et Leroux 1990, p. 5)
 
Zoo et musée semblent symboliser, institutionnellement, un paradoxe entre, d’un côté, une modalité d’enfermement qui empêche des animaux ou des objets de vivre au delà des murs et, de l’autre côté, une modalité de conservation et d’exposition qui permet aux publics de croiser dans leur parcours des pièces uniques, plus ou moins datées. Plus loin dans leur argumentation, on lit ceci :
“Plutôt que de les ignorer, ne vaut-il mieux pas connaître les pensées secrètes de certains de nos concitoyens [exprimées à travers ces graffitis dans l’espace public] ? Après tout, nous les côtoyons, que cela nous plaise ou non. Pour tous ceux qui préfèrent regarder vraiment l’homme, [la documentation photographique de ces inscriptions] est irremplaçable : ces graffitis mettent au jour la face cachée, le revers noir des respectabilités bien pensantes. Qui sait s’ils n’ont pas, de plus, une fonction cathartique, à l’instar du carnaval qui canalise les instincts les plus “sauvages” en leur donnant droit de cité.”
(Riout, Gurdjan et Leroux 1990, p. 16)

À travers des expositions de street art “à ciel ouvert” ou dans l’enceinte de bâtiment plus ou moins en friche, ces représentations semblent déjouer de ce qu’il est toléré ou non, accepté ou non, bon ou non de représenter dans l’espace public, à une époque donnée et depuis le point de vue de certains acteurs politiques et économiques au sein d’un territoire.
Dans le fond, on se demande si les fresques murales réalisées, les sculptures posées sur les poteaux ou autres éléments de mobilier ne fonctionnent pas à la manière du petit T’choupi croisé dans la deuxième étape : la douceur des matières et la légèreté des contenus ne pourrait-elle pas atténuer le potentiel dérangement provoqué chez le passant par un signe malencontreusement interprété comme inattendu ou comme hostile (un graffiti qui dégrade), la ville étant un lieu d’appropriation et de conflictualité par excellence (de Certeau, 1980) ?
Dans notre pratique de la recherche ou dans nos trajets quotidiens, le fait de s’attarder sur des pratiques sociales et des formes d’expression en discours (artistiques ou non) demande alors de pister tout à la fois :
(i) leurs effets en termes d’organisation sociale de l’action in situ (par exemple, le positionnement des passants dans leurs trajets quotidiens en tant que spectateurs plongés dans une jouissance de ces objets artistiques) ;
(ii) les transformations politiques induites vis-à-vis des interactions dans l’espace public (par exemple, les formes de mobilisation collectives qui s’instaurent pour préserver ou voir disparaître ou coup de peinture sur les murs d’une ville) ;
(iii) les différentes formes de vie culturelles qui émergent, résistent et subsistent au flot d’interventions plus ou moins amicales (des formes de légitimation/délégitimation de discours, les uns par rapports aux autres).

Dans cette perspective, il ne serait pas possible d’accorder à certains espaces publics les statuts de zoo et de musée de manière tranchée et immuable. La ville peut être définie en tant que zoo ou en tant que musée dans le cas où la transformation d’un environnement socioculturel et d’une situation d’interaction se déroule de telle sorte que des participants reconnaissent de manière partagée les caractéristiques, à travers leurs pratiques dans la situation elle-même ou par leurs discours sur cette situation.
En collant un papier représentant un animal ou en conservant certaines figures architecturales au dépit d’autres formes présentes dans un environnement, il se déploie des processus de (ré)activation/relégation des relations entretenues à ces vivants (congénères humains, animaux et végétaux), certes. Mais ce qu’il nous semble plus pertinent encore de pointer du point de vue des pratiques sociales et langagières, c’est que ces formes d’interventions participent surtout de manifestations et de revendications de la possibilité même d’une expression dans l’espace public qui s’affranchirait des encadrements juridiques (les lois et arrêtés municipaux définissant quels sont les affichages “sauvages” et ceux qui ne le sont pas), des jugements moraux (le fait qu’il soit plus ou moins bien vu de poser des collages ou de faire des peintures sur des murs, de manière plus ou moins spontanée) et des codes sociaux (les usages socioculturels négociés dans des situations spécifiques).
En observant attentivement les formes d’intervention sociales, artistiques ou politique dans la ville, un jeu de pouvoir et de domination se met en place dans la redéfinition des conduites tenues ou à tenir. Que ce soit entre les espèces animales auxquelles on accorde un soin et une attention positives (une belle grue) et d’autres laissées pour contre (un pigeon dégoûtant) ou entre les interventions graphiques valorisées positivement (de belles fresques murales) et celles perçues de manière négative (des tags irrespectueux), une ligne de fond traverse les formes de (re)valorisations collectives au fil des années, entraînant en oscillation une forme de “domestication” ou d’“ensauvagement” du terrain pratiqué et questionnant la formation de nouvelles normes policées. Pleine d’interstices, une telle situation est toujours le lieu de la réémergence d’espèces et de pratiques qui profitent des vides créés et des porosités entre ce qui est défini comme sauvage et tout le reste, passant d’un côté à l’autre au gré des interactions rendues plus ou moins possible. D’un côté, la ville n’aime pas les terrains vagues et a besoin de cartographier chaque parcelle pour en assurer la maîtrise d’oeuvre. De l’autre côté, elle repose sur un processus qui consiste à redéfinir constamment les frontières symboliques des “respectabilités” publics, en déplaçant le cadre des espaces géographiques en marge de la trame urbanisée.

Plus qu’un “droit de cité” de l’existence de certains êtres ou de la préservation des espèces animales et végétales au sein des espaces urbains, ce parcours aura constitué plusieurs points d’entrer pour approcher une réflexion sur des manières d’être vivants et sur des manières de se penser en tant qu’humain parmi d’autres vivants (Morizot 2020). Afin de poursuivre les quelques éléments avancés dans ce parcours dans la ville, des lectures d’enquêtes philosophiques et éthologiques fouillées permettront de faire avancer les échanges de points de vue et les débats sur les pistes à emprunter et les chemins à créer pour (ré)concilier ou consolider des relations de symbioses qui ne soient pas seulement affichées en discours, mais pensées de manière réflexive dans leur complexité, avec ce que ça implique en termes de débuscage de paradoxes internes à une société.

Références

Jean Baudrillard, 1976, L’échange symbolique ou la mort, Paris, Gallimard.
Michel de Certeau, [1980] 1990, L’invention de la vie quotidienne. Tome 1 : Arts de faire, Paris, Gallimard.
Vinciane Despret, 2019, Habiter en oiseau, Paris, Actes Sud.
Donna Haraway, 2007, When Species Meet, Minneapolis, University of Minnesota Press.
Marielle Macé, 2019, Nos cabanes, Lagrasse, Verdier.
Chloé Mondémé, 2018, « Comment parle-t-on aux animaux ? Formes et effets pragmatiques de l’adresse aux animaux de compagnie », Langage et société, vol. 163, n° 1, pp. 77-99 (https://doi.org/10.3917/ls.163.0077).
Chloé Mondémé, 2019, La socialité interspécifique : une analyse multimodale des interactions homme - chien, Limoges, Lambert-Lucas.
Baptiste Morizot, 2018, Sur la piste animale, Paris, Actes Sud.
Baptiste Morizot, 2020, Manières d’être vivant, Paris, Actes Sud.
Laurence Paoli, 2019, Zoos : un nouveau pacte avec les animaux, Paris, Buchet-Chastel.
Corinne Pelluchon, 2014, L'autonomie brisée. Bioéthique et philosophie, Paris, Presses Universitaires de France.
Denis Riout, Dominique Gurdjan et Jean-Pierre Leroux, 1985, Le livre du graffiti, Paris, Alternatives
 
Publications autour de l'exposition "Symbioses" du collectif BlastArt