- Présentation Labex
-
Recherche
- Quelles sont les recherches menées par ASLAN ?
- Projets financés par ASLAN
- Publications
-
Événements scientifiques
- Colloque dyslexie à l'âge adulte
-
- Ressources ICAR - La Cellule Corpus Complexes
- Ressources DDL
- Ressources LIRIS
- Organisation ASLAN (2010-2019)
- Thèses financées
-
Valorisation
- Actualités
- Le Langage pour tous
- Ressources ASLAN
- Embodied language
- Language in society
- Linguistic systems
- "Tout se tient"
Vous êtes ici : Version française > Le Langage pour tous > Billets d'ASLAN
-
Partager cette page
Publié le 20 juin 2022 | Mis à jour le 21 juin 2022
Entretien avec Matthieu Quignard et Heike Baldauf-Quilliatre sur l’ouvrage « Ma guerre 1914-1918 » de Charles Bruneau
Chaque histoire mérite d’être racontée. Là où narrer l’inexprimable se confond avec le travail d’un linguiste au front pendant la Grande Guerre, Charles Bruneau rassemble sa mémoire et nous livre son témoignage. Presque un siècle après, son arrière-petit-fils, Matthieu Quignard, ingénieur de recherche au CNRS, retrouve ce corpus de texte au fond d’une bibliothèque… Entre fragments d’écrits de guerre et mémoire familiale, Matthieu Quignard nous raconte son analyse de « Ma guerre 1914-1918 ». Heike Baldauf-Quilliatre, maîtresse de conférence allemande HDR au Laboratoire ICAR, a participé à l’analyse du corpus de textes.
« Je n’ai pas l’intention de publier ces « mémoires » ; au cours de cette guerre, je n’ai rien fait et je n’ai rien vu qui puisse justifier cette publication. […] Plus tard, je serai heureux sans doute de relire ces pages, et ceux qui s’intéressent à moi peuvent y prendre intérêt. »
Ch. Bruneau, Introduction
Comment définiriez-vous cet ouvrage ? En quoi est-il important ? À qui s’adressaient les écrits ?
Matthieu Quignard : Cet ouvrage est un « ego document », c’est-à-dire un livre qui parle de l'auteur, avec différentes formes d’écriture. Il s'agit d’une vision de la guerre par l'auteur au moment où il la vit. Mon arrière-grand-père raconte à partir de ses souvenirs immédiats, comme un journal. C’est un assemblage de textes qu'il a écrits pendant la guerre et qui concerne la guerre :
« En définitive, Ma Guerre 1914-1918 n’est pas une histoire. Ce n’est pas même un récit. C’est un corpus : un recueil de textes dont il n’est pas possible de faire une histoire, mais qui a vocation à faire sens […]. »
M. Quignard, Avant-propos
Heike Baldauf-Quilliatre : Ce qui est intéressant, c'est qu'il apporte une perspective subjective de la manière dont « une personne normale » a vécu la guerre en tant que soldat de la Première Guerre mondiale. Ce n’est pas le premier ouvrage dans ce sens, il y en a d'autres, mais à chaque fois, c'est intéressant parce que chaque personne vit ces événements de manière différente. […]
Quel était le rôle de Charles Bruneau lors de cette guerre ? Quel poste occupait-il ?
Matthieu Quignard : Quand il part à la guerre, c’est un homme de 31 ans, célibataire et maître de conférence en linguistique à Nancy. Nancy est sous les bombes. Il y a toute une effervescence militaire autour car la frontière est toute proche. La Moselle et l'Alsace ont été annexées en 1870. Il finit par être mobilisé en 1915 pour rejoindre l'armée. Il est incorporé dans l’auxiliaire ; il est soldat deuxième classe, tout en bas. En s’occupant des transmissions, il se faufile au milieu des militaires, des combattants, des poilus. Son activité principale est d'aller vérifier que les lignes entre l'avant, le poste avancé, et l'arrière, l'état-major, sont bien maintenues pour que les ordres circulent dans un sens ou dans un autre. […]
« Je n’ai pas eu peur. Je n’ai jamais perdu mon sang froid et j’ai obéi simplement. Mais j’ai éprouvé des angoisses inexprimables. »
Ch. Bruneau à Maurice, le 6-5-1915
Matthieu Quignard : Il est passé première classe assez rapidement, mais il n’est jamais monté au-dessus. Il n'avait pas cette ambition-là. La seule chose qui a changé est que, notamment pendant la deuxième partie de la guerre, entre 1916 et 1918, il est allé progressivement un peu plus vers l'arrière. Il était moins concerné par les balles, mais toujours aussi concerné par les obus et les aspects stratégiques. Il avait donc davantage de temps pour se documenter et c’est ainsi qu’il a développé une vision un peu plus neutre, plus critique, des opérations militaires.
Quelle stratégie adopte-t-il dans sa correspondance avec ses proches ?
Matthieu Quignard : Charles Bruneau joue un rôle d’informateur sur la situation. Il rassure ses proches, et notamment ses parents. Il ne veut pas les inquiéter :
« Ici rien de nouveau. C’est la vie du front. Nous sommes en ce moment très occupés et tous très fatigués.
Cela va durer quelque temps […]. »
Ch. Bruneau à ses parents et sa belle-sœur, le 14-1-1916
Matthieu Quignard : Dans la lecture des correspondances, le nom de Maurice apparaît. Nous avons découvert que c’était l’un de ses élèves du lycée de Reims, une amitié forte devait les lier. On lit dans une lettre qu'il le considère presque comme son fils :
« J’ai bien pensé à toi en voyant qu’il était fortement question de la classe 19. Je me rappelle la dame spartiate qui disait à son fils : « Dessus ou dessous. » Tenant compte des différences de temps, de lieu et d’occasion, mon cher fils adoptif […]. »
Ch. Bruneau à Maurice, le 11-1-1918
Qu’est-ce qui a motivé votre recherche ? Qu’est-ce qui vous a plu dans cet ouvrage ?
Matthieu Quignard : La particularité de cet ouvrage se tient dans l’assemblage de trois correspondances entremêlées et cela est volontairement laissé tel quel par l'auteur. Charles Bruneau n'a pas voulu faire une histoire globale, il a voulu dire « Je vais vous laisser apprécier ce que j'ai dit à mes parents, ce que j'ai dit à cet élève Maurice, ce que j'ai mis dans mon journal ». […] C'est un travail qui est beaucoup plus proche de l'analyse de discours que de l'analyse historique. Il y a des choses à décoder, à déceler. Je me suis demandé comment travailler d’un point de vue linguistique.
Heike Baldauf-Quilliatre : Ma première pensée fut personnelle puisque mon arrière-grand-père était à Verdun, côté allemand, et il a perdu la vie là-bas. J’avais entre les mains l’histoire d’un soldat français qui était au même moment, au même endroit que mon arrière-grand-père. Puis, mon intérêt scientifique s’est porté sur l’analyse de ces textes en suivant l’approche des « small stories ».
Comment êtes-vous parvenu à analyser ces écrits ?
Matthieu Quignard : Au départ, lorsque j'ai lu son introduction, je me suis rendu compte du soin qu’il avait pris à coder ses textes et à créer ce corpus. J'ai eu quelques appréhensions, je me suis dit : je vais lire des lettres intimes ou des moments de guerre avec l’intensité qui va avec. Il y a certains propos déstabilisants. On croit que son arrière-grand-père est un dieu, un héros, que les Français sont des héros vis-à-vis des Allemands. On apprend en fait que la réalité est beaucoup plus sombre, beaucoup plus violente. […]
Heike Baldauf-Quilliatre : C'est toujours éprouvant d'analyser ce type de document. Je pense que nos échanges ont facilité les choses. Nous n’étions pas confrontés seuls à cet ouvrage. […] Pour le côté qualitatif, nous avons écrit deux articles inspirés des études de narration et surtout, des études de ce que l’on appelle les « small stories ». Il s’agit d’un concept qui n'est pas adapté à l'écrit, mais nous avons trouvé intéressant de suivre cette idée. Les écrits que nous avons étudiés ressemblent à des bribes, tout n’est pas raconté jusqu'au bout.
Comment avez-vous trouvé le manuscrit ?
Matthieu Quignard : C’était un pur hasard : une question de météo. En 2004, la maison de ma grand-tante, Lavinia Bruneau, ainsi que son immense bibliothèque, commençait à prendre l’eau à la suite d’une averse. Chargé de réaliser l’inventaire, je trouve le livre « Ma guerre 1914-1918 » de Charles Bruneau. Je ne pense pas l'avoir ouvert à ce moment-là. C'est à l'occasion de la grande collecte en 2014 que Lavinia me dit « Mais ce livre-là, est ce que je le donne aux archives ? Est-ce que tu as envie de travailler dessus ? ». J’ai ouvert le livre, j'ai lu l'introduction et j’ai compris qu’il fallait en parler !
« Conclusion. Ne croyez ni ce que disent les journaux – c'est bien pire ; ni ce que racontent les bonnes femmes : c’est moins pire. »
Ch. Bruneau à sa mère et sa belle-sœur, le 15-3-1918
« Ne croyez pas aux dires du poilu quand il se mêle de juger d’un combat. »
J. Arène, « Les Carnets d’un Soldat en Haute-Alsace et dans les Vosges », Épigraphe
______________________________________________________________________
Si vous voulez en savoir plus sur cet ouvrage vous pouvez consulter les articles suivants :
o BALDAUF-QUILLIATRE Heike & QUIGNARD Matthieu, 2020, « Les « petites histoires » de la Grande Guerre. Les expériences sensorielles de la guerre dans la correspondance et les carnets de soldat de Charles Bruneau (1883-1969) », in Patron Sylvie (éd.), Small stories. Un nouveau paradigme pour les recherches sur le récit, Paris, Hermann, p. 69-90.
o BALDAUF-QUILLIATRE Heike & QUIGNARD Matthieu, à paraître, « Raconter l'indicible. Les carnets et la correspondance de Charles Bruneau (1883-1969) pendant la Grande Guerre », in Greco Luca et Nossik Sandra, La narration : du discours à la multimodalité, Paris, Lambert Lucas.
________________________________________________________________________
Article rédigé par Lola Fanget, étudiante en Information-Documentation, à l'Université Lyon 3 et Héloïse Therrat, assistante de communication du LabEx ASLAN
Ch. Bruneau, Introduction
Comment définiriez-vous cet ouvrage ? En quoi est-il important ? À qui s’adressaient les écrits ?
Matthieu Quignard : Cet ouvrage est un « ego document », c’est-à-dire un livre qui parle de l'auteur, avec différentes formes d’écriture. Il s'agit d’une vision de la guerre par l'auteur au moment où il la vit. Mon arrière-grand-père raconte à partir de ses souvenirs immédiats, comme un journal. C’est un assemblage de textes qu'il a écrits pendant la guerre et qui concerne la guerre :
« En définitive, Ma Guerre 1914-1918 n’est pas une histoire. Ce n’est pas même un récit. C’est un corpus : un recueil de textes dont il n’est pas possible de faire une histoire, mais qui a vocation à faire sens […]. »
M. Quignard, Avant-propos
Heike Baldauf-Quilliatre : Ce qui est intéressant, c'est qu'il apporte une perspective subjective de la manière dont « une personne normale » a vécu la guerre en tant que soldat de la Première Guerre mondiale. Ce n’est pas le premier ouvrage dans ce sens, il y en a d'autres, mais à chaque fois, c'est intéressant parce que chaque personne vit ces événements de manière différente. […]
Quel était le rôle de Charles Bruneau lors de cette guerre ? Quel poste occupait-il ?
Matthieu Quignard : Quand il part à la guerre, c’est un homme de 31 ans, célibataire et maître de conférence en linguistique à Nancy. Nancy est sous les bombes. Il y a toute une effervescence militaire autour car la frontière est toute proche. La Moselle et l'Alsace ont été annexées en 1870. Il finit par être mobilisé en 1915 pour rejoindre l'armée. Il est incorporé dans l’auxiliaire ; il est soldat deuxième classe, tout en bas. En s’occupant des transmissions, il se faufile au milieu des militaires, des combattants, des poilus. Son activité principale est d'aller vérifier que les lignes entre l'avant, le poste avancé, et l'arrière, l'état-major, sont bien maintenues pour que les ordres circulent dans un sens ou dans un autre. […]
« Je n’ai pas eu peur. Je n’ai jamais perdu mon sang froid et j’ai obéi simplement. Mais j’ai éprouvé des angoisses inexprimables. »
Ch. Bruneau à Maurice, le 6-5-1915
Matthieu Quignard : Il est passé première classe assez rapidement, mais il n’est jamais monté au-dessus. Il n'avait pas cette ambition-là. La seule chose qui a changé est que, notamment pendant la deuxième partie de la guerre, entre 1916 et 1918, il est allé progressivement un peu plus vers l'arrière. Il était moins concerné par les balles, mais toujours aussi concerné par les obus et les aspects stratégiques. Il avait donc davantage de temps pour se documenter et c’est ainsi qu’il a développé une vision un peu plus neutre, plus critique, des opérations militaires.
Quelle stratégie adopte-t-il dans sa correspondance avec ses proches ?
Matthieu Quignard : Charles Bruneau joue un rôle d’informateur sur la situation. Il rassure ses proches, et notamment ses parents. Il ne veut pas les inquiéter :
« Ici rien de nouveau. C’est la vie du front. Nous sommes en ce moment très occupés et tous très fatigués.
Cela va durer quelque temps […]. »
Ch. Bruneau à ses parents et sa belle-sœur, le 14-1-1916
Matthieu Quignard : Dans la lecture des correspondances, le nom de Maurice apparaît. Nous avons découvert que c’était l’un de ses élèves du lycée de Reims, une amitié forte devait les lier. On lit dans une lettre qu'il le considère presque comme son fils :
« J’ai bien pensé à toi en voyant qu’il était fortement question de la classe 19. Je me rappelle la dame spartiate qui disait à son fils : « Dessus ou dessous. » Tenant compte des différences de temps, de lieu et d’occasion, mon cher fils adoptif […]. »
Ch. Bruneau à Maurice, le 11-1-1918
Qu’est-ce qui a motivé votre recherche ? Qu’est-ce qui vous a plu dans cet ouvrage ?
Matthieu Quignard : La particularité de cet ouvrage se tient dans l’assemblage de trois correspondances entremêlées et cela est volontairement laissé tel quel par l'auteur. Charles Bruneau n'a pas voulu faire une histoire globale, il a voulu dire « Je vais vous laisser apprécier ce que j'ai dit à mes parents, ce que j'ai dit à cet élève Maurice, ce que j'ai mis dans mon journal ». […] C'est un travail qui est beaucoup plus proche de l'analyse de discours que de l'analyse historique. Il y a des choses à décoder, à déceler. Je me suis demandé comment travailler d’un point de vue linguistique.
Heike Baldauf-Quilliatre : Ma première pensée fut personnelle puisque mon arrière-grand-père était à Verdun, côté allemand, et il a perdu la vie là-bas. J’avais entre les mains l’histoire d’un soldat français qui était au même moment, au même endroit que mon arrière-grand-père. Puis, mon intérêt scientifique s’est porté sur l’analyse de ces textes en suivant l’approche des « small stories ».
Comment êtes-vous parvenu à analyser ces écrits ?
Matthieu Quignard : Au départ, lorsque j'ai lu son introduction, je me suis rendu compte du soin qu’il avait pris à coder ses textes et à créer ce corpus. J'ai eu quelques appréhensions, je me suis dit : je vais lire des lettres intimes ou des moments de guerre avec l’intensité qui va avec. Il y a certains propos déstabilisants. On croit que son arrière-grand-père est un dieu, un héros, que les Français sont des héros vis-à-vis des Allemands. On apprend en fait que la réalité est beaucoup plus sombre, beaucoup plus violente. […]
Heike Baldauf-Quilliatre : C'est toujours éprouvant d'analyser ce type de document. Je pense que nos échanges ont facilité les choses. Nous n’étions pas confrontés seuls à cet ouvrage. […] Pour le côté qualitatif, nous avons écrit deux articles inspirés des études de narration et surtout, des études de ce que l’on appelle les « small stories ». Il s’agit d’un concept qui n'est pas adapté à l'écrit, mais nous avons trouvé intéressant de suivre cette idée. Les écrits que nous avons étudiés ressemblent à des bribes, tout n’est pas raconté jusqu'au bout.
Comment avez-vous trouvé le manuscrit ?
Matthieu Quignard : C’était un pur hasard : une question de météo. En 2004, la maison de ma grand-tante, Lavinia Bruneau, ainsi que son immense bibliothèque, commençait à prendre l’eau à la suite d’une averse. Chargé de réaliser l’inventaire, je trouve le livre « Ma guerre 1914-1918 » de Charles Bruneau. Je ne pense pas l'avoir ouvert à ce moment-là. C'est à l'occasion de la grande collecte en 2014 que Lavinia me dit « Mais ce livre-là, est ce que je le donne aux archives ? Est-ce que tu as envie de travailler dessus ? ». J’ai ouvert le livre, j'ai lu l'introduction et j’ai compris qu’il fallait en parler !
« Conclusion. Ne croyez ni ce que disent les journaux – c'est bien pire ; ni ce que racontent les bonnes femmes : c’est moins pire. »
Ch. Bruneau à sa mère et sa belle-sœur, le 15-3-1918
« Ne croyez pas aux dires du poilu quand il se mêle de juger d’un combat. »
J. Arène, « Les Carnets d’un Soldat en Haute-Alsace et dans les Vosges », Épigraphe
______________________________________________________________________
Si vous voulez en savoir plus sur cet ouvrage vous pouvez consulter les articles suivants :
o BALDAUF-QUILLIATRE Heike & QUIGNARD Matthieu, 2020, « Les « petites histoires » de la Grande Guerre. Les expériences sensorielles de la guerre dans la correspondance et les carnets de soldat de Charles Bruneau (1883-1969) », in Patron Sylvie (éd.), Small stories. Un nouveau paradigme pour les recherches sur le récit, Paris, Hermann, p. 69-90.
o BALDAUF-QUILLIATRE Heike & QUIGNARD Matthieu, à paraître, « Raconter l'indicible. Les carnets et la correspondance de Charles Bruneau (1883-1969) pendant la Grande Guerre », in Greco Luca et Nossik Sandra, La narration : du discours à la multimodalité, Paris, Lambert Lucas.
________________________________________________________________________
Article rédigé par Lola Fanget, étudiante en Information-Documentation, à l'Université Lyon 3 et Héloïse Therrat, assistante de communication du LabEx ASLAN
Téléchargements
- Article -Ma guerre 1914-1918.pdf (PDF, 385 Ko)